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Wolfram Nitsch
dimanche 13 juin 2021, par
Une carte postale de Cologne. Lire Claude Simon en temps de pandémie
Comme sans doute beaucoup d’entre vous, j’ai essayé de combattre l’ennui du confinement par une exploration du proche. J’ai relu les deux romans de Claude Simon par lesquels j’avais découvert son œuvre en 1984 et que je croyais m’être devenus particulièrement familiers, à savoir La route des Flandres et Histoire. Et j’ai beaucoup marché dans les environs immédiats de Cologne, la ville que j’habite depuis vingt ans. De l’un côté comme de l’autre, j’ai fait des découvertes notables qui une fois ont même convergé d’une manière étonnante. Sans la pandémie, je ne serais peut-être jamais entré dans la Wahner Heide, une réserve naturelle limitrophe de lʼaéroport de Cologne. Sous des conditions normales, ce beau paysage de lande est dominé par le fracas des avions, de sorte qu’on préfère le regarder furtivement depuis un hublot en décollant vers des lieux plus lointains ; après la suspension presque totale du trafic aérien, on pouvait soudain contempler la flore et la faune locale en silence. En se promenant sur les anciens chemins de bergers, on découvre en outre les traces d’un ancien usage militaire de la lande de Wahn. Les débris d’une station de lavage pour les chars, qu’on pourrait prendre pour une sculpture de land art, rappellent la présence de l’armée belge en Rhénanie après la Seconde Guerre Mondiale ; l’aéroport adjacent remonte à une base aérienne construite sous le régime nazi ; et les ruines de plusieurs positions d’artillerie indiquent quʼauparavant la lande avait été l’un des plus grands champs de tir de l’armée prussienne. Avant et pendant la Grande Guerre, cette zone militaire était si célèbre qu’elle figurait sur des centaines de cartes postales. Sur ces images, le plus souvent accompagnées de la légende « Gruß vom Schießplatz Wahn » (« Salutations du champ de tir »), on peut voir des soldats qui transportent des canons, les mettent en position ou tirent un coup ; dans la dernière variante, les salutations deviennent parfois même « tonitruantes » : « Donnernde Grüße vom Schießplatz Wahn ».
Or, en relisant Histoire, j’ai découvert qu’une carte postale de ce genre y est l’objet d’une description détaillée. Elle fait partie des documents que le narrateur et protagoniste du roman trouve dans la commode de sa mère disparue, tout en préparant la mise en vente de la maison familiale. Comme il n’est pas question dʼun message personnel transmis sur le verso de lʼimage photographique, on ne peut que spéculer sur la provenance de cette carte : sans doute avait-elle été expédiée par un oncle du narrateur, ce Charles dont la signature apparaît sur une autre carte qui montre aussi un site dʼoutre-Rhin, dans ce cas-là une place à Elberfeld décorée dʼune statue équestre de Guillaume Ier et entourée par les rails de la fameuse Schwebebahn, le premier train aérien du monde. Voici la carte postale de Cologne quʼon trouve aussi parmi celles que Claude Simon a héritées de sa mère et qui fait aujourdʼhui partie dʼune collection particulière. Vous pouvez la regarder avec le plus grand calme pendant que je vous lise, avec la lourdeur caractéristique dʼun bavarois qui a passé presque une année entière en Bourgogne, la description quʼen fait le narrateur dʼHistoire (Pléiade, t. 2, p. 317–318 ; Minuit, 1967, p. 258-259) :
un jour froid brumeux gris sur un terrain en bordure dʼun bois brumeux en grisaille lui aussi et au premier plan un tube de métal poli court massif légèrement conique luisant monté sur un socle trapu massif lui-même pourvu de petites roues massives lʼensemble (avec cet aspect à la fois terrible borgne turgescent furibond et perpétuellement frustré stupide de ces organes) commes les parties viriles (membre et testicules) façonnées sommairement coulées en bronze et tombées sur la terre dʼentre les jambes dʼun robot géant un soldat aux yeux clairs coiffé dʼun béret plat accoudé sur lʼénorme tube la main frisant sa moustache une paire de jumelles pendant sur sa poitrine un de ses pieds posé sur le talus de terre pelletée le genou replié et derrière lui deux autres soldats à casquettes plates le col de leur veste bordé dʼun galon dʼargent plantés sur leurs jambes écartées et plus loin un autre de ces appareils sexuels schématisés et géométriques rigide rogue courtaud auprès duquel se tient une silhouette sombre dans une capote qui tombe jusquʼà terre surmontée dʼun visage de dogue aux bajoues pendantes sous le casque étincelant et plus loin un autre tube luisant et encore un autre et un autre tous rangées sur la même ligne Gruss vom Schiessplatz WAHN un poteau supportant une pancarte planté dans le sol pelleversé devant la première pièce avec écrit à la craie sur fond noir :
Geschützstellung N° 3
4 — BRONZE MÖRSER
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La note écrite sur le poteau indicateur, que Claude Simon a transcrite correctement et qui m’a donné la chance de compenser dʼéventuelles fautes de prononciation en français par ma compétence de germanophone, précise lʼemplacement de la pièce dʼartillerie ainsi que ses propriétés techniques (« mortier de bronze ») et lʼunité par laquelle elle est administrée. Elle annonce donc un haut degré dʼorganisation qui se manifeste aussi dans lʼalignement exact de canons du même type. Ainsi, la description met en relief le diagnostic de Valéry qui, dans son essai « Une conquête méthodique » de 1897, avait déjà caractérisé lʼAllemagne industrielle et militaire comme un « mécanisme efficace », comme une grande « machine produisant de lʼénergie militaire ». À cela correspond encore la métaphore du « robot géant » dont les mortiers énormes semblent faire partie. Cependant, le texte simonien présente cette gigantesque machine de guerre sous le trouble jour de lʼérotisme, en comparant les tubes montés sur un socle roulant aux « appareils sexuels schématisés et géométriques » quʼon peut voir dans les graffitis obscènes. Sous la plume du romancier fasciné par les photographies de Brassaï et sans doute aussi par lʼanthropologie de Bataille, la carte postale empreinte de propagande patriotique se transforme en image pornographique.
Je ne sais pas si mes promenades dans la lande de Wahn m’ont conduit sur le terrain représenté ici. Mais il est certain que deux activités que jʼai cultivées en temps de pandémie, mes démarches parallèles de rôdeur suburbain et de lecteur à nouveau plongé dans lʼunivers simonien, mʼont appris que chacune des nombreuses cartes postales décrites dans Histoire peut toujours en cacher une autre.
– Wolfram Nitsch est professeur de littérature française et hispanique à l’Université de Cologne. Ses principaux champs de recherche sont la prose française du XXe et XXIe siècle, la littérature espagnole du siècle d’or et la littérature argentine moderne, ainsi que la médiologie, l’anthropologie littéraire et la théorie de lʼespace. Sur Claude Simon, il a écrit le livre Sprache und Gewalt bei Claude Simon (Langage et violence chez Claude Simon, 1992) et dirigé, avec Irene Albers, les volumes Transports : les métaphores de Claude Simon (2006) et Lectures allemandes de Claude Simon (2013). Il est membre du conseil d’administration et trésorier adjoint de l’ALCS.
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